La vieille valise de carton marron

Ce matin, je suis descendue à la cave avec une demie tonne de papiers à trier, dessins d’enfants, courriers professionnels, personnels, bancaires, relevés de droits, livres en sursis, trucs muches et machins choses. J’ai trouvé une destination à peu près appropriée à chaque chose descendue, n’ignorant pas toutefois que, le jour x ou y où je chercherais un de ces papiers, livres, objets, que je venais de soigneusement ranger, je mettrai toutefois des plombes à le retrouver, voire, je ne remettrai jamais la main dessus. Sauf si je ruse : si je cherche autre chose, que bien sûr je ne trouve pas, mais qui me permet de trouver cela que je ne cherche plus. La vie est ainsi faite : relativement décevante dans l’immédiat, mais étonnante dans l’absolu.
Comme je ne cherchais rien, j’ai trouvé pas mal de choses. De vieux films pris avec une caméra 16mm dans les années 70, une vieille pipe des mêmes années portant encore l’odeur du tabac qui la rendait bien agréable à l’époque où le cancer du poumon semblait parfaitement exotique, un crâne, dérobé par je ne sais quel potache dans je ne sais quel labo, des cassettes audio de Chantal Goya ! un violon sans cordes…
Et puis, je l’ai vue, sur son étagère, et je l’ai reconnue tout de suite, elle : la vieille valise en carton marron qui nous servit longtemps d’unique valise pour les vacances, et qu’on traînait parce qu’évidemment, on n’avait pas encore inventé cette merveille : des roulettes aux valises pour ne plus ni se démonter les épaules, ni s’allonger les bras, ni se taper un bon lumbago, et condamnant les dames à demander l’aide des messieurs pour les monter, les descendre, voire les transporter. L’inventeur des valises à roulettes à beaucoup aidé la gent féminine à prendre la poudre d’escampette sans plus tambour ni trompette !
Mais la valise en carton marron n’a pas eu ce genre de vie, de destinée. Elle a été valise familiale, transportant nos petites tenues estivales parfaitement innocentes. Dedans, à présent, soigneusement rangés et pliés bien à l’abri des mites et du temps, j’ai retrouvé petites brassières de laine et de coton tricotées et cousues par les grand-mères et les arrière grand-mères de mes enfants ; et petits draps et taies d’oreillers assortis, légers édredons qu’en apprentie maman et couturière, ventre lourd et coeur léger, j’avais moi-même confectionné pour les bébés encore sans visage que j’attendais.
Quelques secondes à tenir entre mes mains qui ont à présent l’âge qu’avaient les grand-mères, j’en ai le souffle coupé.
Je n’ai pas allumé le plafonnier. Les petits vêtements, je les regarde à la lumière chiche de la lucarne basse, au ras du jardin. Les petits habits des enfants qui ne sont plus des enfants depuis très longtemps, flottent comme de minuscules fantômes blancs, roses ou bleu ciel entre mes doigts, dans l’odeur fade de poussière de la cave.

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Je suis là, debout devant la valise au ventre ouvert sur le passé passé si vite, qui renferme bien plus encore que ces minuscules trésors de laine et de coton cousu et tricoté. En ouvrant la valise, telle Pandore, je vois ressortir les ombres de ces femmes aimées, aimantes, courbées sur leur ouvrage, doigts piquant, aiguilles tournicotant, absorbées et gaies, pour accueillir le nouveau né annoncé comme avaient fait avant elles leur mère, leur grand-mère. J’entends leur rire gentiment moqueur devant mes erreurs de débutante, clignant de l’oeil pour enfiler dans le chas de l’aiguille un fil trop long  » ma fille, disait ma mémé, tu me fais là une aiguillée de paresseuse! » Me piquant le doigt telle une Belle au Bois dormant dont le prince, moderne, est monté dans sa 2 chevaux de bon matin pour partir au bureau, maman clamait, encourageante : – Ah ça ! C’est le métier qui rentre !
je pense au si joli poème de Marie Noël que plus personne ne lit plus jamais sans doute, et qui habitait dans l’yonne tout près de chez moi autrefois ; elle avait écrit, je m’en souviens ainsi, ces vers si simples, d’une si grande douceur à vous faire fondre le coeur :

« et je cousais, je cousais, je cousais,
mon coeur, qu’est-ce que tu disais ? »

Je sens le parfum du café en grain  qu’on écrasait en tournant vigoureusement le petit moulin de bois au délicieux tiroir délivrant le  » moulu, mets y un doigt de lait, s’il te plaît » et  » moi, fais plutôt une tasse de chicorée, mais bien noire !  » Je vois les hommes passer la tête à la porte du gynécée et se retirer, résignés, le repas de midi, de ce soir, n’est pas près d’être servi, ils n’ont visiblement pas, aujourd’hui, la priorité !
Est-il heureux, douloureux, ce bref voyage à travers mes âges, dans la pénombre qui lui sied ?
Mélancolique, à coup sûr. Mais il s’accompagne de l’odeur des vacances, du mimosa, des citronniers, du bleu et de l’or de la méditerranée. Il s’accompagne du bruit lointain des baisers qu’on jetait vers moi, doigts contre la bouche et projetés, mains tendrement agitées dans l’air quand je m’en retournais, rassérénée, ayant vu de mes yeux vu que l’amour bel et bien se transmettait.
J’ouvre la fenêtre basse devant laquelle danse la poussière, car telle est sa fonction toujours renouvelée. Et je pense à la lumière du soleil qui met tellement de temps pour nous arriver…
Il faudra, un jour, que je fasse le tri dans cette valise… Certains petits habits sont tellement défraîchis, rêches, jaunis… Lesquels faudrait-il vraiment sauver de l’oubli ? Et pour quel enfant d’aujourd’hui, de demain qui ne sera jamais le mien, ne saura rien des vieilles mains qui cousaient, tricotaient, point à point, et déclaraient, aussi sûrement que l’échographe qui n’existait pas encore, loin de là : – Tu portes bien en avant ! ce sera une fille ! je te la fais en rose !
– Mais si c’est un garçon ? Blanc, c’est pas plus sûr ?
–  L’aurait l’air du pape ! J’te fous mon billet que ce sera une fille ! Tu verras ! Je ne me trompe jamais !

Et quand finalement j’accoucherai d’un garçon : – bah ça alors ! J’ai jamais vu ça, un garçon porté comme ça !
Et vaguement désapprobatrice : – Faut toujours que tu te distingues, toi ! Jamais rien fait comme tout le monde !

En attendant, cette valise en carton, c’était pas de la saloperie ! 50 ans au compte-heure, bientôt !

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3 réflexions sur “La vieille valise de carton marron

  1. Quel superbe article (comme vos livres !) Et vous m’avez rappelé la petite valise en carton, quand nous partions en vacances avec mes parents. (elles n’avaient pas de roulettes, mais pas la même taille non plus, je me demande bien comment faisait ma mère pour tout y caser !!
    Merci pour ce moment d’émotion.

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  2. Entré un peu par l’effraction de tes mots dans la poussière de tes souvenirs, essayant de poser les miens ( de mots) sur cet espace auquel je n’ai pas encore été présenté, un peu blanc, un peu glacé, mais que tu animerais d’un sourire, d’une pensée, je ne peux que sentir au fond de mes narines, l’irremplaçable odeur, un peu sûre, un peu fanée, de cette nostalgie que nous avons tous en partage, qui que nous soyons.

    Joli moment, Jo, et peut-être n’imaginais-tu pas que je mettrais de côté cette phrase nichée dans ton texte, pour m’en resservir à l’occasion, mais sans, tu me connais, t’en contester la maternité:

     » La vie est ainsi faite : relativement décevante dans l’immédiat, mais étonnante dans l’absolu »…

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    1. merci Claude, de ta lecture attendrie ! Et de rester, depuis notre commune aventure des Marcel Torgnole (qui n’ont pas fait long feu !) et jusqu’à celle de mes crapahutements avec toi entre les rochers de Fontainebleau ! mon si fidèle complice…

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